A-t-on une idée de la manière dont ce clocher a été construit au XVIeme siècle ? Nous avons aujourd’hui pour la restauration un échafaudage de plus de 35 mètres de haut avec des barres métalliques, des filets de protection… Comment faisaient les ouvriers autrefois ?
Les techniques étaient approximativement les mêmes qu’aujourd’hui. Cependant, en effet, les tubes métalliques échafaudages n’existaient pas. Les échafaudages étaient constitués de structures en bois, établies à l’aide de perches et de traverses sur lesquelles reposaient des planches. Les assemblages étaient réalisés avec des cordages. J’ajoute que les normes de sécurité n’existaient pas, et que les échafaudages étaient souvent réduits à leur plus simple expression (échafaudages en bascule ou en appui sur certaines parties de l’édifice déjà monté). Un parallèle pourrait être fait avec les structures en bambou d’Asie.
Pour se faire une idée de ce type d’échafaudages, vous pourrez essayer de vous procurer une reproduction de l’image de l’ex-voto de l’église de Marseillette à Limoux, où l’on voit l’un de ces échafaudages, datant du XVIII° siècle.
Il semble que l’abbé Philippe de Levis soit mort avant la fin du chantier de construction, que s’est-il passé ensuite ?
A la mort de l’abbé Philippe de Levis, le chantier fut interrompu. On peut supposer que les troubles des guerres de Religion ont définitivement mis un point d’arrêt au chantier. Ceci nécessiterait toutefois d’être vérifié. Ce que nous savons cependant, c’est que l’étage inachevé a été pourvu d’arcs en briques pour former une terrasse sur laquelle a été posée une charpente en bois en forme de flèche. C’est celle que l’on voit sur le Monasticon Gallicanum, et qui sera démontée à l’époque de la transformation de l’abbaye en hôpital militaire à la Révolution.
Quel aspect avait le clocher ainsi achevé ?
Je viens d’y répondre plus haut. Sans doute a-t-on dû juger que le projet de Philippe de Lévis était trop ambitieux, et même démesuré. C’est la raison peut-être pour laquelle le projet ne fut pas poursuivi. Le clocher, inachevé, était déjà très imposant.
Si je comprends bien, il s’agissait plus d’un clocher d’église que d’une tour défensive, mais cette construction monumentale ne dépareillait-elle pas avec le reste de l’abbaye ?
Le clocher de Lagrasse était bien un clocher d’église, mais il était également la tour maîtresse du système défensif de l’abbaye, puisque la salle du premier étage dessert les chemins de ronde à l’est et au sud. Il est pourvu en partie basse de canonnières tout à fait modernes pour le XVI° siècle.
L’abbaye à cette époque était plus composite qu’aujourd’hui. Elle était de plus remportée et pourvue de tours de défense depuis détruites ou arasées. La grande tour clocher couronnait en quelque sorte l’enceinte fortifiée et ne devait alors pas paraître aussi isolée que de nos jours.
Travaillez-vous pour la première fois sur un monument religieux occupé par une communauté? Est-ce un avantage ou une contrainte de restaurer ainsi un bâtiment “vivant”? La collaboration est-elle facile avec les chanoines ?
C’est la seconde fois que j’ai à restaurer un édifice religieux occupé par une communauté. La première, il y a une dizaine d’années, j’ai eu à m’occuper de la restitution du clocher de l’abbaye de Rieunette dans l’Aude.
Travailler à la restauration d’un bâtiment « vivant » n’est certes pas une contrainte, bien au contraire. Elle permet d’appréhender comment, de tous temps, les bâtiments monastiques se sont adaptés aux contraintes et de pouvoir observer les ajustements quotidiens entre le spirituel et le temporel.
La collaboration avec les chanoines de Lagrasse est tout à fait agréable, les échanges précieux. Par exemple, le travail de réflexions autour des gargouilles est l’exemple même d’une parfaite implication d’un maître d’ouvrage dans le programme iconographique des esquisses soumises par le sculpteur en charge de leur réalisation.
En quoi la restauration de cet ensemble patrimonial (le clocher, le transept ruiné et l’abbatiale) vous semble spécifique (unique) ?
A notre époque, il est en effet assez rare d’assister au relèvement d’un établissement monastique de cette ampleur et à la renaissance architecturale patiente mais déterminée de son insigne abbatiale.