Une Table ronde passionnante sur la sauvegarde du patrimoine religieux
Au réfectoire des Cordeliers, le 28 janvier dernier, l’abbaye de Lagrasse a tenu une table-ronde sur ce thème, souhaitant prolonger et approfondir la réflexion entamée par le traumatisme de l’incendie de Notre-Dame de Paris. En effet, à travers l’incendie de Notre-Dame de Paris, la France a compris qu’elle souffrait comme un corps. Chaque citoyen a pu se réapproprier Notre-Dame et à travers elle, tout le patrimoine religieux de France. Chaque citoyen s’est retrouvé face à son histoire et ses racines. Des questions ont émergé : Que faire pour sauver ce patrimoine en péril ? Quelles solutions choisir pour le sauver ? Nous sentons-nous responsables face à ceux qui nous l’ont transmis et face aux générations futures ? Voulons-nous le transmettre ?
La table ronde, introduite par Stéphane Bern et animée par Alexis Brézet a réuni des personnalités passionnées par cet enjeu majeur : Pascal Bruckner, Maryvonne de Saint Pulgent, Edouard de Lamaze, Jean- Dominique Senard et le Père Emmanuel Marie, Père Abbé de l’Abbaye de Lagrasse ont débattu devant une assemblée de 250 personnes.
Personne alors n’envisageait la situation actuelle de confinement et de catastrophe sanitaire liée au Covid-19, qui semble devoir éclipser les autres sujets de société.
Aujourd’hui, la France est enfermée à demeure ou affolée dans les centres de soins. Mais demain, dans quelle direction les français vont-ils avancer pour repartir et reconstruire les domaines sinistrés par la crise ? Quel sens donner à l’activité professionnelle de tant de travailleurs privés de leurs entreprises ?
Pour les intervenants, la restauration du patrimoine (plus particulièrement celui vivant) s’impose. En effet, elle est un facteur déterminant du développement économique et social de son territoire. Plus qu’un coût, cette restauration est un investissement dans le long terme. Permettant au tissu social dynamisé de se développer sereinement cette restauration devient un gage d’espérance. Enraciné dans le temps, respectueux du passé sans être nostalgique, le patrimoine religieux vivant féconde le présent et donne un sens à l’avenir. Plus particulièrement, lorsqu’il est habité cultuellement, il évite une restauration figée de type « musée ». L’abbaye Sainte-Marie de Lagrasse en tous ces points a été reconnue comme un parfait modèle de restauration. C’est la raison pour laquelle Stéphane Bern en fait une priorité pour la nouvelle saison du Loto du Patrimoine.
Nous voulons revenir sur l’échange du 28 janvier dernier pour vous en présenter les fruits.
Un lieu historique et emblématique du patrimoine français
Edifié à la fin du XIVè siècle, dans un couvent qui fut un lieu majeur de l’enseignement parisien durant 6 siècles, le réfectoire des Cordeliers a connu de très nombreux changements structurels depuis la fin du XVIIIè siècle. Avec la réhabilitation qui a démarré fin 2015, le réfectoire des Cordeliers a connu la plus importante phase de travaux de rénovation de son histoire. Cette remarquable mise en valeur du réfectoire a permis de créer 39 logements pour des chercheurs et d’avoir un pavillon d’accueil datant du 18e siècle totalement rénové.
Même si l’affectation du bâtiment n’est plus la même qu’à l’origine, tenir notre rencontre en ce lieu prestigieux inscrivait notre démarche dans ce mouvement de sauvegarde et de mise en valeur du patrimoine religieux français.
Extrait des échanges entre les intervenants
Stéphane Bern
Faire prendre conscience aux Français que ce patrimoine, nous en sommes tous, collectivement et individuellement les dépositaires. Nous n’avons pas à demander systématiquement à l’État de sauver le patrimoine, ni aux associations, ni aux communes, ni aux villes, ni aux moines. Sommes-nous capables de nous demander à nous-même si nous sommes dignes de ce patrimoine, si nous faisons suffisamment pour défendre ce patrimoine, pour le faire vivre et afin de le transmettre aux générations qui viennent. Je crois que là nous avons une responsabilité non seulement politique mais individuelle.
La beauté appartient à tout le monde. Et cette beauté nous voulons la préserver : il va falloir tous y travailler.
Le patrimoine est un facteur de développement dans les territoires […] c’est en outre un facteur d’égalité entre les villes et les campagnes, car il y a autant de patrimoine dans les villes qu’il y a de patrimoine dans les zones rurales.
Le patrimoine n’est pas un luxe, c’est aussi une nécessité, et particulièrement le patrimoine religieux. Le patrimoine religieux, ce sont nos racines, ce sont nos traditions.
Maryvonne de Saint Pulgent
Le patrimoine religieux c’est le visage de la France. Notre-Dame de Paris, c’est l’incarnation de la nation. A la fois la nation républicaine et la nation profonde, ancienne, française. Et en plus, en ce qui me concerne, une des plus belles cathédrales du monde, avec une silhouette unique. Mais c’est aussi un personnage de littérature, un personnage de roman, un personnage musical. Presque une incarnation extraordinaire de tout ce qu’est notre culture.
Je voudrais rappeler que les auteurs de la loi de 1905 ont fait tout un raisonnement de façon extrêmement explicite. Edouard Herriot s’exprime là-dessus, et le dispositif de la loi de 1905 est justement fondé sur le fait que l’Église n’est pas seulement le lieu des croyants, mais elle appartient à tous les citoyens. Et c’est la raison pour laquelle l’entrée est libre et la clôture n’est pas possible. C’est dit dans les dispositions de la loi 1905, qui sont à la fois discussion sur la séparation, mais aussi sur l’aspect de patrimoine commun de la nation que revêt ce patrimoine religieux. C’est expressément voulu dans la loi de 1905. Il n’y a donc aucun problème de principe, en tout cas pour les auteurs de la loi. Mais cet esprit de la loi 1905 est aujourd’hui largement oublié.
Édouard de Lamaze
Avec l’incendie de Notre-Dame comme à chaque atteinte au patrimoine, nous nous rendons compte que] ce patrimoine peut disparaître. Il est fragile, au point qu’il peut disparaître. Comme toutes ces civilisations qui ont vu disparaître leurs lieux emblématiques. Je pense que c’est cette dimension qu’on retrouve dans toutes les mobilisations dans les villes et les villages. Lorsque l’on apprend qu’une église est soit détruite, soit transformée, ils perdent un peu de leurs propres convictions et surtout, nous sommes inquiets sur le sort de notre civilisation.
Le paradoxe de notre société actuelle, c’est que nous nous construisons des cathédrales. Nous construisons des églises dans les nouvelles villes, là où la population s’est déplacée. Ce que nous observons à l’Observatoire du Patrimoine religieux, c’est que les lieux qui sont désaffectés au plan religieux sont surtout désertés par la population. Mais les chantiers des Chantiers du Cardinal, eux ont des églises en parfait état parce que cela a été construit au XXe siècle dans des lieux habités où il y a une communauté religieuse qui pratique. Mais nos communes rurales sont de plus en plus désertées. Peut-être pas d’abord désertées par les chrétiens, par les pratiquants, par les catholiques. Elles sont surtout désertées par les hommes et des femmes qui vont en ville. D’où le paradoxe : notre siècle construit des cathédrales. Mais ne protège pas son patrimoine ni son histoire patrimoniale.
Pascal Bruckner
Il faut se souvenir que Notre Dame est une œuvre avant d’être une architecture de pierres. La crainte est venue immédiatement que cette œuvre soit transformée en linceul. Et comme vous venez de le dire aussi, à travers l’incendie de Notre-Dame, la France a compris qu’elle pouvait mourir en tant que nation. Beaucoup disent qu’elle est déjà morte, question sur lesquelles je ne me prononcerai pas, mais en tout cas on a vu que la pierre respirait et souffrait comme un homme, qu’elle était soumise aux flammes. Et c’est cette mort en direct qui nous a tous foudroyés que l’on soit chrétien, athées, juifs, musulmans puisque c’est le monde entier qui a été blessé à travers cet incendie.
Nous avons connu une hostilité au patrimoine, dans les siècles passés. Mais ce qui est pire aujourd’hui et à mon avis menace à la fois le catholicisme et le patrimoine religieux, c’est l’indifférence. Aujourd’hui on ne débat plus des grandes questions de Dieu. Et l’intérêt religieux c’est porté du christianisme à l’islam. La question à se poser est donc : est-ce que l’incendie de Notre-Dame est la blessure qui réveille ou au contraire, l’estocade qui achève notre intérêt pour ce patrimoine.
Il y a des églises qui vont disparaître. Faut il le regretter ? Oui, abstraitement sans doute. Mais non, pas si la foi est vivante. Or, c’est ça le problème de la France : est-ce que la foi chrétienne est encore assez vivante pour rebondir dans le futur ? Ou est ce qu’elle est pour l’instant en état de crise et donc c’est peut être ça le vrai problème qu’il faut poser.
Je pense que le pari de la restauration des églises, des Abbayes ou des cathédrales, c’est le pari de féconder le présent par le réveil du passé et d’un passé qui puisse encore nous inspirer. En quelque sorte nous recevons le passé sans instruction, au double sens du terme. Nous ne le connaissons pas. Pour ma part, je suis frappé quand je rentre dans une cathédrale car je ne comprends rien. Il me faut un guide pour m’expliquer le sens de la statuaire, de ce que veut dire telle ou telle inscription en latin, parce que je l’ai oubliée, même si je l’ai apprise, et sans instruction, parce que nous n’avons pas de guide, nous Modernes, pour comprendre notre passé. Tocqueville disait : « En démocratie, la tradition n’est plus un ordre, c’est une information ».
Et donc, le pari de la restauration, ce n’est pas simplement de rétablir des bâtiments dans leur intégralité, c’est aussi que ces bâtiments vont en quelque sorte inspirer ou enseigner quelque chose aux jeunes générations. Mais le premier stade, c’est évidemment de rétablir les bâtiments dans leur intégralité.
Jean-Dominique Senard nous a dit : « est-ce qu’il faut restaurer le bar tabac ou l’église ? » Vous savez qu’est ce qui fait le centre de nos villages aujourd’hui ? C’est la pharmacie. Pourquoi ? Parce que la pharmacie traduit le souci obsédant du bien-être. Nous voulons être en bonne santé. La santé spirituelle passe à l’as. Et donc, il faut prendre la France dans l’état où elle est aujourd’hui. Nous avons peut être deux pièges à éviter. C’est la piété archéologique, évidemment, qui est nécessaire, mais qui ne suffit pas. C’est le tourisme consommateur. Vivement l’été. Quand on se promène en France, on fait des églises pour voir celle qui nous plaira le plus. Mais ce tourisme consommateur, il faut lui reconnaître une vertu. C’est une vertu apéritive. Il peut tout d’un coup nous intéresser même nous passionner pour un lieu de culte inconnu et tout d’un coup, peut être entraîner un intérêt qui est autre chose qu’un intérêt purement esthétique. Il me semble qu’il faut encourager les deux choses.
Jean-Dominique Senard
Pour ma part, je suis plutôt optimiste parce que je crois vraiment qu’on assiste à une forme de renouveau qui ne date pas d’hier. L’exemple que j’ai en tête c’est une expérience chez Michelin. J’ai été pendant quelques années en charge de cette magnifique entreprise, et il se trouve comme vous le savez que le guide Michelin existe et en particulier le guide vert. Ce qui m’avait frappé c’est que l’intérêt des lecteurs et de la population en général pour ces guides était très marqué et notamment pour les bâtiments religieux.
Il y a un intérêt majeur du politique au sens large aujourd’hui à accompagner ce mouvement. Je crois d’ailleurs que tout ce qu’on peut dire ou écrire sur ce sujet sera le bienvenu parce qu’on passe son temps à se dire que notre époque manque de sens.
Les sociétés qui d’ailleurs aujourd’hui sont troublées par tout un tas d’événements, cherchent une forme d’explication à leur avenir. Dans les entreprises, la responsabilité des dirigeants est effectivement de créer une raison d’être de l’entreprise et d’entraîner l’engagement de l’ensemble des équipes dans le monde autour du sens donné. C’est le rôle principal du chef d’entreprise. C’est le rôle au sens des grands politiques, de donner du sens. A l’époque, on parle d’un manque de présence dans les territoires, d’une revitalisation nécessaire. En fait, on cache derrière cela la nécessité d’une resocialisation de nos territoires. Il y a un vrai problème. Pour ma part, je n’arrive pas à penser que la restauration d’une église n’est qu’un pas plus intéressant que le maintien du bar-tabac. Je considère que le bar tabac, c’est très important, mais il me semble que le courage de la restauration des monuments religieux peut jouer un rôle de resocialisation considérable. Je pense que si nous ratons cette marche, nous nous préparons un avenir infernal parce que nous sommes au cœur du sujet du sens. Je me permets de dire qu’il y a là un vrai sujet politique et de courage politique.
Père Emmanuel-Marie
Quand une communauté religieuse se situe dans un site comme Lagrasse, il faut d’abord que la vigne puisse prendre. Il faut être accepté, il faut être reconnu et je crois que c’était le premier enjeu : être des religieux au service du bien commun. Il me semble que parce que nous avons une vocation qui est aussi apostolique, le fait de visiter les malades, de faire des enterrements, etc. Tout cela a servi à être accepté par la population. Il y a aussi le fait que nous accueillons très largement. Nous avons réouvert l’Abbaye au public et en particulier aux gens de la région. Il me semble que cette ouverture, je crois le caractère souriant de notre accueil, a beaucoup fait pour dédramatiser une position qui aurait pu être trop dure d’un point de vue laïciste.
Je vais vous confier un secret que personne ne livrera. Le maire appartient à un parti politique qui n’est pas très favorable naturellement à ce que nous sommes. Mais comme nous nous sommes occupés de sa famille… nous nous entendons bien avec lui parce que humainement, les choses sont concrètes. Peut être faut-il tout simplement qu’une Abbaye vive, respire, prie, chante, accueille. Et après cela, les problèmes idéologiques se nivellent d’eux-mêmes.
Nous sommes une communauté de chanoines réguliers de saint Augustin, saint Augustin est notre patron. C’est un homme qui a rassemblé des prêtres autour de lui quand il était évêque. Et donc nous ne sommes pas des moines. Nous avons acquis l’abbaye de Lagrasse il y a 15 ans, à la fois pour la faire vivre, la restaurer, la faire chanter, la faire respirer. Mais aussi pour en faire un centre d’accueil. Pour un centre aussi de notre pastorale, de notre apostolat, puisque nous nous occupons comme des prêtres, donc des funérailles, des sacrements, des baptêmes.
Nous nous occupons des groupes de scouts, nous nous occupons de soins palliatifs, nous occupons en oncologie un ensemble de ministères très variés. L’Abbaye de Lagrasse est donc pour nous un joyau parce qu’elle est le lieu où notre idéal, notre foi, s’exprime. C’est du cultuel, c’est du spirituel. Mais qui a besoin du temporel, qui a besoin d’une incarnation. J’ai beaucoup aimé le mot de Monseigneur Aupetit, qui disait que si le lieu culturel n’a plus de cultuel, n’a plus de spirituel, ça risque d’être un corps sans âme. Il parlait à propos de Notre-Dame de Paris.
Alexis Brezet
Avec la question posée dans cette table-ronde, nous sommes au cœur de ce jugement de Benoît XVI, qui disait que le cultuel était lui-même au cœur du culturel.
Marcel Proust en 1904 dans Le Figaro : «On peut dire que les cathédrales ne sont pas seulement les plus beaux monuments de notre art, mais les seuls qui vivent encore leur vie intégrale, qui soient restés en rapport avec le but pour lequel ils furent construits. »